R. Baudendistel: Between Bombs and Good Intentions

Cover
Titel
Between Bombs and Good Intentions. The International Committee of the Red Cross (ICRC) and the Italo-Ethiopian War, 1935-1936


Autor(en)
Baudendistel, Rainer
Reihe
Human Rights in Context 1
Erschienen
New York 2006: Berghahn Books
Anzahl Seiten
342 p.
Preis
URL
Rezensiert für infoclio.ch und H-Soz-Kult von:
Daniel Palmieri

Anniversaire oblige, la guerre italo-éthiopienne de 1935–1936 a donné lieu à plusieurs publications récentes1, dont l’ouvrage de Rainer Baudendistel. Tiré d’une thèse de doctorat soutenue à l’Université de Genève, ce livre aborde un aspect particulier en s’intéressant au rôle et à l’action du Comité international de la Croix-Rouge (CICR) durant le conflit. Rompant avec une histoire trop souvent hagiographique lorsqu’elle est met en scène la vénérable institution genevoise, Baudendistel s’efforce d’explorer également la face cachée du Comité international pour mettre en lumière la part des hommes dans la façon de mener ou de détourner une action humanitaire.

Notons d’emblée que l’une des grandes forces de l’ouvrage de Baudendistel est l’exploitation des sources archivistiques. Bien souvent en effet, l’histoire du CICR a été écrite sur la base des seuls documents de l’institution. Or, comme dans toute entreprise, celle-ci n’a conservé qu’une partie des papiers qu’elle a produits. Qui plus est, les archives du Comité international ont aussi été «visitées» par certains de ses anciens dirigeants dans l’après-guerre. Si l’on ne peut parler d’épuration, ces visites ont toutefois laissé des trous documentaires que Baudendistel se plaît du reste à signaler à plusieurs reprises. C’est pourquoi quand sa seule visite aux archives du CICR se révélait infructueuse, le chercheur a alors consulté les sources archivistiques italiennes (à défaut d’aller voir celles éthiopiennes, dont l’accès lui a été barré). Les différents fonds transalpins ont permis à Baudendistel de reconstituer des événements, souvent peu glorieux pour l’institution, sur lesquels la documentation déposée au CICR reste aujourd’hui désespérément muette.

L’historien insiste tout d’abord sur le précédent que constitua la guerre d’Abyssinie pour le CICR. Pour la première fois en effet, l’institution genevoise dut gérer de manière quasiment ininterrompue un conflit, de son déclenchement à la fin des hostilités. Pour ce faire, elle va déléguer deux jeunes collaborateurs sur le théâtre de la guerre, Sydney Brown et Marcel Junod. L’action du CICR va s’en trouver dès lors marquée par une dichotomie – aujourd’hui usuelle – entre les agissements et réflexions émanant du siège genevois et ceux provenant de ses délégués expatriés, et cette séparation donne lieu à une vive opposition entre les deux mondes. Habituées par septante ans d’histoire à décider seules, les élites dirigeantes du CICR, souvent déjà âgées, restent largement hermétiques – par tradition, par prudence, voire, quelque fois, par suffisance – aux avertissements et recommandations émanant de leur personnel sur le terrain; la divergence politique se double donc d’un conflit de génération. Bien plus, il existe un décalage évident entre les priorités jugées comme telles par le siège de l’institution et les préoccupations de ses délégués – étayées par des rapports de première main, mais qui ne sont pas pris en considération par le cénacle genevois –, amenant finalement à une rupture de la communication entre Genève et sa délégation en Éthiopie. Cette absence de dialogue et de confiance entraîne de graves répercussions sur l’action que tente de mener le CICR en faveur des victimes du conflit.

Ne se basant en fin de compte que sur son propre jugement, l’establishment genevois dirige les opérations humanitaires dans une sorte de brouillard. Cette navigation à vue induit tout d’abord en erreur les membres du Comité international quant à la réelle volonté du gouvernement italien d’honorer ses engagements internationaux. Alors que le respect des Conventions et des autres traités humanitaires internationaux n’entrera jamais en ligne de compte dans la politique du régime fasciste – pour qui c’est la force qui crée le droit, et non l’inverse – le CICR s’efforce tout au long du conflit de croire le contraire. Malgré les preuves évidentes démontrant que les troupes italiennes violent allégrement le droit de la guerre, notamment en bombardant les hôpitaux ennemis et en faisant un emploi massif de gaz de combat, le CICR persiste à faire confiance aux dénégations des autorités mussoliniennes. A cet égard, les informations envoyées par ses délégués (Junod expérimentera personnellement une attaque à l’ypérite menée par l’aviation italienne) se seraient révélées des plus instructives, pour autant qu’on ait pris la peine à Genève d’en soupeser l’importance, et auraient certainement permis à l’institution de modifier son attitude par rapport aux déclarations fallacieuses du Duce et de son entourage.

Reste que pour tenter de comprendre la manière dont l’institution a «manoeuvré » durant la crise italo-éthiopienne, il convient de dépasser cette première lecture factuelle des relations entre le siège et le terrain ou entre le CICR et l’Italie fasciste, pour rentrer dans la psychologie même des acteurs. C’est sans doute l’un des points essentiels à mettre au crédit de Rainer Baudendistel que d’avoir essayé de cerner d’autres facteurs pouvant expliquer en profondeur la tournure des événements.

Sous sa plume apparaît alors un CICR triplement piégé. Tout d’abord, au niveau du droit, l’institution transpose sa vision de la légalité, héritage en droite ligne du XIXe siècle, sur un conflit précurseur de ce que sera la guerre à outrance propre aux régimes dictatoriaux du XXe siècle. Trop confiante dans la valeur des signatures apposées au bas des traités ou dans celle des promesses faites, les élites du CICR sont restées prisonnières de dogmes et ne semblent jamais avoir réellement pris conscience de la réelle nature du conflit qui se déroulait sous leurs yeux; une guerre brutale, totalitaire, où l’objectif est de gagner, quels qu’en soient les moyens.

Piégé, les membres du Comité, comme bien d’autres du reste, l’ont été également par la formidable et machiavélique machine de propagande du régime mussolinien. Celle-ci a tout fait pour prouver à la fois la légitimité du combat qu’elle menait en Afrique orientale, et surtout l’illégitimité de ses adversaires éthiopiens. Force est toutefois de constater que cette instrumentalisation du CICR par l’Italie fasciste n’a pu prendre racines aussi fortement que parce qu’elle avait un terreau propice à l’accueillir. En effet, elle bénéficiait, d’une part, des sentiments philo-italiens, voire philo-fascistes qui animaient plusieurs membres du Comité international de l’époque et qui firent souvent pencher la balance en faveur de Rome. La mainmise italienne sur le Comité international fut aussi favorisée par le contexte des relations difficultueuses italo-suisses qui subsiste en permanence en toile de fond durant toute la durée de la guerre. En ce sens, la présence de Motta et de ses trois casquettes (conseiller fédéral, membre du Comité et ami personnel de Mussolini), la relation qui le lie à Max Huber, ce dernier à la fois en tant que président du CICR, mais aussi dans le rôle de «conseiller» juridique du Département de Politique étrangère, pèsent sans doute d’un poids décisif dans les décisions que prendra ou ne prendra pas l’institution genevoise en relation avec l’affaire d’Éthiopie. Enfin, le fait que les membres du Comité restent largement sourds aux appels du terrain, et donc à la réalité cruelle du conflit, aura comme conséquence que le CICR demeure engoncé dans des préjugés racistes, omniprésents dans l’air du temps des sociétés occidentales de l’entre-deux-guerres. Soutenant la mission civilisatrice de l’Occident – surtout quand elle est le fait de la Ville éternelle, berceau de l’Europe – plusieurs membres du Comité sont dès lors enclins à vouer une confiance absolue au belligérant blanc dans son combat contre la «barbarie» noire. Il est à noter que même un Junod, pourtant aux premières loges des atrocités italiennes, succombera bientôt à ces chimères raciales, comme le rapporte Baudendistel.

L’historien démontre pourtant que les Éthiopiens, contrairement aux Italiens, ont eux été continuellement mus par la volonté de respecter leurs engagements internationaux. S’il ne cache pas les difficultés de cette entreprise dans un pays aux mentalités encore féodales, ainsi que la persistance de certaines coutumes macabres (comme celle d’émasculer les cadavres ennemis) qui furent abondamment exploitées par la propagande fasciste, l’auteur prouve a contrario que, dans la question du traitement de leurs prisonniers de guerre, les Éthiopiens ont été irréprochables, ce qui ne fut de loin pas le cas des Italiens.

Quoi qu’il en soit, les différentes interférences dont ont été sujets les mem bres du Comité ont agi sur leur façon de diriger l’action du CICR pendant le conflit. Notons toutefois que l’auteur ne met jamais en doute la préoccupation humanitaire de l’institution, citant ainsi l’attitude d’un Guillaume Favre qui, bien que philo-italien, demanda avec énergie que l’on intervienne auprès du gouvernement italien pour faire cesser les violations du droit. C’est avant tout sur la manière dont fut exprimée cette inquiétude que Baudendistel dresse un constat sévère pour l’organisation genevoise.

Car il estime que la politique mise en oeuvre par Genève a nettement favorisé l’une des parties belligérantes au détriment de l’autre: en d’autres termes, le CICR aurait manqué à son devoir d’impartialité. En multipliant les exemples, l’historien démontre comment le Comité international fut enclin à donner plus de crédit aux arguments italiens qu’à ceux éthiopiens, voire même quelquefois à se compromettre auprès des autorités fascistes (en ce sens, l’épisode du «livre blanc» du CICR sur le conflit, soumis pour «correction» à Rome avant sa parution officielle, est révélateur). Dans le même ordre d’idées, Baudendistel estime que l’action du CICR s’est écartée des principes d’indépendance et de neutralité, puisqu’elle était en partie sous-tendue par des considérations étrangères telles que la politique fédérale à l’égard de l’Italie.

Au niveau des critiques que l’on peut adresser au travail de Baudendistel, on regrettera tout d’abord une certaine faiblesse quant à la description «psychologique » des acteurs. Il semble que l’auteur se soit souvent arrêté à une première impression, sans aller plus loin dans la recherche et sans tenter de consolider et d’étayer son argumentaire, ce qui aurait certainement donné un poids plus conséquent à ses propos. A la décharge de l’historien, il est vrai que l’entreprise est ardue et que l’histoire des sentiments est souvent une histoire immédiate, perceptible uniquement par ceux qui la vivent et qui ne transparaît pas forcément par la suite dans des archives. Le lecteur non initié restera également sur sa faim par rapport à une mise en perspective des événements de 1935–1936, d’abord en relation avec l’histoire propre du CICR et du Mouvement de la Croix-Rouge, mais aussi par rapport à un contexte plus général des relations internationales. Enfin, on peut déplorer l’absence d’une partie conséquente (et non uniquement quelques pages en début d’ouvrage) consacrée à la méthodologie, où l’auteur aurait pu relater plus en détail non seulement l’état historiographique de la question, mais également signaler les étapes dans l’élaboration de sa réflexion.

Il n’en demeure pas moins que le produit final, malgré ses imperfections, s’avère des plus instructifs, non seulement en levant de nombreuses zones d’ombres et en rétablissant des vérités sur une action importante dans l’histoire du CICR, mais surtout en fournissant un bon portrait du fonctionnement de l’institution, et de ses membres. En ce sens, l’ouvrage de Baudendistel s’avère être une lecture préalable pour mieux comprendre l’ouvrage déjà ancien de Jean-Claude Favez sur le Comité international de la Croix-Rouge et les camps de concentration2. On constatera ainsi que, loin de constituer un épisode à part, l’attitude du CICR face au régime nazi s’inscrivait, en quelque sorte, en continuité de celle adoptée précédemment envers Mussolini.

1 Pour la Suisse uniquement, citons les ouvrages d’Aram Mattioli, Experimentierfeld der Gewalt: der Abessinienkrieg und seine internationale Bedeutung 1935–1941, Zurich, Orell Füssli, 2005, et de Giulia Brogini Kuenzi, Italien und der Abessinienkrieg 1935/36: Kolonialkrieg oder Totaler Krieg?, Paderborn, Schöningh Verlag, 2006.
2 Jean-Claude Favez, Une mission impossible? Le CICR, les déportations et les camps de concentration nazis, avec la collaboration de Geneviève Billeter, Lausanne, Editions Payot, 1988.

Citation:
Daniel Palmieri: Compte rendu de: Rainer Baudendistel: Between bombs and good intentions. The Red Cross and the Italo-Ethiopian war, 1935–1936. New York / Oxford, Berghahn Books, 2006. Première publication dans: Revue suisse d’histoire, Vol. 57 Nr. 2, 2007, pages 226-230.

Redaktion
Veröffentlicht am
17.02.2012
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Die Rezension ist hervorgegangen aus der Kooperation mit infoclio.ch (Redaktionelle Betreuung: Eliane Kurmann und Philippe Rogger). http://www.infoclio.ch/
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